Pour rendre irrecevables toutes les demandes dirigées à l’encontre de notre client, le Tribunal judiciaire de Besançon, dans un jugement du 16 février 2021, a retenu le principe de l’estoppel selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui. Nous revenons sur les circonstances ayant conduit le Tribunal judiciaire à retenir ce principe que nous invoquions à titre de fin de non-recevoir en application de l’article 122 du Code de procédure civile.

  • Etat actuel de la jurisprudence

A l’origine, l’estoppel est un principe de common law qui sanctionne les contradictions de comportement d’une partie au cours d’un procès notamment.

Pour autant l’origine du mot est française, et provient du verbe « éstouper » qui signifie boucher (ou encore « stopper »).

La jurisprudence française a consacré ce principe anglosaxon de l’estoppel, en énonçant que « nul ne peut se contredire au détriment d’autrui » (Ass., Plén., 27 février 2009, n° 07-19.841).

Il s’agit du principe dit de cohérence ou encore de « loyauté procédurale ».

Par arrêt du 20 septembre 2011, la chambre commerciale de la Cour de cassation a élevé au rang de principe général du droit l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, et condamné à ce titre, des comportements procéduraux contradictoires (Cass. com. 20 septembre 2011, n°10-22888)

Ce principe interdit à celui qui adopte un comportement déterminé, du fait de ses actions ou inactions, d’adhérer ultérieurement à une position contradictoire préjudiciable

Le principe de cohérence a ainsi été appliqué par les juridictions notamment :

  • Pour sanctionner le comportement d’une compagnie d’assurance qui, après s’être prévalue de la nature décennale des désordres pour exiger des primes majorées, refusait à son assuré le bénéfice de la garantie décennale et invoquait l’application d’un autre type de garantie, moins favorable (Cass, 3e civ., 28 janvier 2009, RDC 2009, p.999)
  • Pour refuser à une partie la possibilité d’invoquer puis de rejeter l’application d’une clause compromissoire (Cass. 1re civ. 6 juill. 2005, n°01-15.912 ; Cass. civ 1, 26 octobre 2011, n°10-17.708)
  • Pour juger irrecevables les demandes d’une partie, qui, devant le premier juge, demandait expressément que soit retenue l’évaluation de l’expert relative aux loyers perçus et aux charges payées, et soumettait en appel des prétentions différentes à ce titre, sans se prévaloir de nouvelles pièces de nature à expliquer leur contradiction avec sa première demande (Cass. 1re civ, 22 octobre 2014, n°12-29265).

La Cour de cassation a précisé que pour que la fin de non-recevoir tirée du principe de cohérence soit admise, le Juge devait être saisi d’une contradiction au détriment d’autrui émise lors du débat judiciaire (Civ. 3ème, 28 juin 2018, n°17-16.693).

Une fin de non-recevoir peut ainsi être opposée à celui qui se contredit au détriment d’autrui pour rendre irrecevables ses demandes contradictoires conformément à l’article 122 du Code de procédure civile.

  • Jugement du Tribunal judiciaire de Besançon du 16 février 2021
  • Irrecevabilité des demandes en garantie du défendeur

Le litige dont nous étions saisi faisait suite à la réception litigieuse d’un marché de travaux. L’entreprise en charge du gros œuvre réclamait le paiement de travaux supplémentaires que le maître d’ouvrage refusait de lui payer, invoquant d’une part le caractère forfaitaire du marché et d’autre part des malfaçons. 

L’entreprise avait assigné le maître d’ouvrage devant le Tribunal judiciaire de Besançon. Le maître d’ouvrage avait ensuite assigné notre client, maître d’œuvre, afin que ce dernier le garantisse des condamnations qui seraient éventuellement prononcées à son encontre. 

Puis, dans des conclusions ultérieures à l’assignation, le maître d’ouvrage n’avait plus formulé aucune demande à l’encontre de notre client. 

Constatant que le maître d’ouvrage ne formulait plus aucune demande à l’encontre de notre client, nous avons sollicité du Tribunal, de bien vouloir le constater, conformément au dernier alinéa de l’article 753 du Code de procédure civile (devenu l’article 768) qui dispose que « Les parties doivent reprendre dans leurs dernières conclusions les prétentions et moyens présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures. A défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et le tribunal ne statue que sur les dernières conclusions déposées ».

Ainsi, notre client était dans une situation assez inhabituelle, à savoir être défendeur à une instance où personne ne demandait rien à son égard…

Le maître d’ouvrage a alors rectifié sa position et communiqué de nouvelles conclusions à l’appui desquelles il demandait, de nouveau, la condamnation de notre client.

Nous avons alors conclu à l’irrecevabilité des demandes adverses sur le fondement de l’estoppel, et de l’article 122 du Code de procédure civile, dès lors que cette contradiction et déloyauté procédurale causait un préjudice à notre client qui se voyait exposé injustement à un risque de condamnation à hauteur de plus de 400.000 euros TTC alors que de telles prétentions avaient été abandonnées à son égard, ce qui avait été de nature à l’induire en erreur sur les intentions du maître d’ouvrage.

Le Tribunal judiciaire a fait droit à notre demande en rappelant dans un premier temps, de façon très précise et théorique, le principe d’estoppel comme suit :

« Aux termes de l’article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

Il est constant que l’Estoppel, défini comme le comportement procédural d’une partie constitutif d’un changement de position en droit et de nature à induire l’autre partie en erreur sur ses intentions, n’est constitutif d’une fin de non-recevoir qu’à la condition d’intervenir au cours d’une même instance et lors des débats.

Une contradiction n’est sanctionnée qu’à la double condition qu’elle porte sur des prétentions et qu’elle s’opère dans le cadre d’une seule et même procédure, ce qui exclut l’examen des changements dans les allégations ou dans les moyens employés au soutien d’une demande.

S’agissant d’une procédure écrite dans laquelle le tribunal n’est saisi que par le dernier dispositif des dernières conclusions des parties, qui selon l’article 753 alinéa 3 du code de procédure civile doivent reprendre les prétentions et moyens présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures à défaut de quoi elles sont réputées les avoir abandonnées, la contradiction n’est sanctionnable que s’il est établi que la modification des demandes en cours d’instance a provoqué l’erreur de droit préjudiciable à celui qui l’invoque. »

Appliquant ce principe au cas d’espèce, le Tribunal judiciaire a alors fait droit à notre demande d’irrecevabilité en énonçant :

« La contradiction de posture procédurale, consistant de la part de la SCI X à demander la condamnation de la SAS Y à la garantir, à renoncer à cette demande, puis à reprendre cette prétention dans des conclusions postérieures, a placé la SAS Y en difficulté dès lors que la demande de garantie étant dans les débats, qu’elle a été abandonnée puis qu’elle a été reprise par la SCI X, ce qui constitue bien une incohérence dans sa défense. 

La demande de la SCI X formée à l’encontre de la SAS Y tendant à obtenir sa garantie pour toutes condamnations susceptibles d’être mises à sa charge est donc irrecevable. »

  • Irrecevabilité des demandes en garantie du demandeur :

Nous avons également invoqué avec succès le principe de l’estoppel à l’encontre de l’entreprise qui avait initialement agit contre le maître d’ouvrage pour obtenir le paiement du solde du marché.

La situation était tout aussi originale. 

Avant que notre client ne soit appelé en garantie, le maître d’ouvrage avait sommé le demandeur de mettre en cause notre client. 

L’entreprise avait refusé indiquant :

  • « il appartient au Maître de l’Ouvrage de procéder à cet appel en cause de son propre chef si elle estime devoir être garantie » ;
  • « en aucun cas, la société Z n’a entendu mettre en cause le Maître d’œuvre dans la présente affaire ».

Le maître d’ouvrage s’était donc résolu à appeler lui-même en garantie notre client comme précédemment énoncé.

Puis l’entreprise avait, à l’appui de conclusions ultérieures, demandé la condamnation solidaire de notre client avec le maître d’ouvrage pour la totalité de ses demandes.

Nous avons là encore soulevé le principe de l’estoppel et dénoncé l’incohérence des positions adverses.

Le Tribunal a également fait droit à cette demande en jugeant que :

« La société Z entretient une confusion préjudiciable à la société Y quant à ses véritables intentions à son égard, ce qui résulte de cette contradiction intrinsèque à ses dernières écritures, alors que les moyens et les fondements juridiques de la responsabilité du maître d’œuvre sont dans les débats depuis l’appel en cause de ce dernier et qu’elle annonçait dans le même temps n’avoir pas l’intention de mettre en cause le maître d’œuvre concernant une partie du compte litigieux entre les deux seules parties présentes dès l’origine du litige.

Les demandes de la société Z à l’encontre de la société Y sont donc irrecevables. »

Les cas d’application du principe d’estoppel par nos tribunaux sont rares. Néanmoins, la situation procédurale, assez singulière en l’occurrence, justifiait pleinement son application. 

Les tribunaux exigent des plaideurs une cohérence dans leur défense. En d’autres termes, on ne peut pas dire tout et son contraire.

Le jugement du Tribunal judiciaire de Besançon du 16 février 2021 ici commenté en est une illustration. N’hésitez pas à nous contacter si vous souhaitez que nous vous communiquions copie (anonymisée) dudit jugement pour en savoir plus.